Esturgeon

Le lundi, jour de marché à Mirande, qu'il pleuve et qu'il vente et l'on se rassemble sous la Halle. Les gens de la campagne, surtout. C'est l'occasion de se retrouver entre voisins voisines, copains copines, paysans et retraités. On s'informe des dernières nouvelles, on se raconte un tas de petites choses, insignifiantes pour le chaland qui les cueille au vol, mais si essentielles à la qualité de l'existence de celui qui les dispense et de celui qui les écoute. Bref, ça bavarde et ça parle de tout et de rien.
Ce lundi du mois de mars, un temps exécrable et le centre de la Halle, noir de monde, bruissait d'une inhabituelle rumeur. Je repérai M. D., une vieille connaissance et me dirigeai vers lui. "Qu'est-ce qui se passe ?", je lui demandai. "Tu ne connais pas la nouvelle ? On a attrapé un esturgeon dans l'Osse." "Un quoi ? "Un esturgeon.", répondit-il, le plus sérieusement du monde. "C'est quoi cette histoire !"  "C'est pas une blague. Je l'ai vu, de mes propres yeux, vu. Parole de pêcheur ! Je l'ai vu. C'est Moïse Montagut, un fieffé braconnier. C'est mon voisin. Enfin, je l'ai vu... J'ai vu le poisson. Je l'ai vu dans son congélateur. Coupé en tranches. Un sacré bestiau. C'en était bien un avec ses plaques grises qui ressemblent à de grosses écailles. Il l'a pêché, je ne sais trop comment, au "trauc du renard", une pachère du côté de Monclar. Incroyable ! Mais je l'ai vu, de mes yeux vu, je te le dis les yeux dans les yeux, comme je te regarde.


Mais là n'est pas le meilleur. Il s'est mis en tête de faire du caviar. Il m'a expliqué comment il avait procédé. Ben oui, la bête était farcie d’œufs. Je n'en revenais pas. J'y croyais pas. Mais il m'a montré : huit pots soigneusement alignés dans son placard. Des pots pleins à ras bord de petites perles brunes. Il m'a expliqué comment il avait procédé. Il a trouvé la recette dans un vieux numéro du Chasseur Français. Il a d'abord retiré les œufs et les a secoué dans un vieux tamis afin de retirer les restes de peau et les bouts de membranes. Puis il les a saupoudrés de sel et de borax, une sorte de bicarbonate. Ensuite, il les a fait sécher à four doux.
 "Tu veux goûter, m'a t'il demandé, en ouvrant un pot ? Je n'y croyais pas. Du caviar.  Pas du Béluga, mais du caviar. Du vrai caviar. Funérailles de funérailles, c'est pas Dieu possible, mais c'était bien du caviar. Je ne sais à qui il a parlé de cette histoire, le fait est, aujourd'hui, tout le monde est au courant." il ajouta.
"Mais c'est génial. De l'esturgeon à l'Osse..." je lui dis légèrement estomaqué.
"Pas si génial que ça", me répondit M. D. visiblement contrarié.
"Jeudi dernier, Nicolas Hulot, s'est rendu sur les lieux avec tous les pontes de la Fédération Nationale de Pêche. Résultat de la manœuvre, la pêche est interdite jusqu’à nouvel ordre dans toutes les rivières du Gers. Et moi qui avais préparé mes cannes pour l'Ouverture du brochet... Quand c'est pas la pollution, c'est l'esturgeon."

Quelle époque...